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mardi 27 décembre 2011

Entretien avec Baptiste Bondu : "Sextus Empiricus et les choses apparentes"

Baptiste Bondu est doctorant en Philosophie.
Il prépare actuellement une thèse intitulée "Sextus Empiricus et les apparences. Les fondements de l'épistémologie hellénistique à l'épreuve du scepticisme."


Julien Lacaille : Qu’est-ce que le scepticisme ?
Baptiste Bondu : C’est déjà une question compliquée, parce que la définition du scepticisme est postérieure au scepticisme antique. Si l’on prend le scepticisme tel que le définit Sextus Empiricus, il s’agit d’une recherche, la skepsis (d’où le mot scepticisme), un examen des thèses philosophiques, examen qui aboutit à une mise en suspens de ces thèses considérées comme égales en vérité et donc impossibles à départager. C’est donc un type particulier de recherche dans la mesure où elle est essentiellement recherche des arguments qui mettent en cause la prétention à la vérité.

Julien Lacaille : Quelle différence y a-t-il alors entre les philosophes de l’école pyrrhonienne et ceux de la Nouvelle Académie (Carnéade ou Arcésilas par exemple) ?
Baptiste Bondu : Pour Sextus Empiricus, la différence serait que pour un Néo-Académicien la recherche s’arrête à un moment donné, parce qu’on considère qu’il est impossible d’arriver à une vérité quelconque, alors que le Pyrrhonien, le Sceptique authentique (parce que Sextus revendique le scepticisme uniquement pour les Pyrrhoniens), ce serait celui qui n’arrête jamais cette activité de recherche, parce qu’à chaque fois qu’on découvre un nouvel argument on peut lui opposer un autre argument. Il est tout à fait possible au fond d’être convaincu par une thèse mais l’effort du Sceptique consiste précisément de renverser celle-ci par une autre thèse. Il y a une autre différence que souligne Sextus, cette fois dans le domaine de l’action : le Néo-Académicien recherche une sorte de critère rationnel pour l’action, par exemple Carnéade va s’appuyer sur les « apparences convaincantes », chercher un certain nombre de critères qui vont permettre de dire que telle apparence est plus ou moins convaincante, critères d’après lesquels on peut faire tel ou tel choix pour agir.

Julien Lacaille : On tombe dans un probabilisme du point de vue pratique…
Baptiste Bondu : Oui. Alors que pour Sextus, ce n’est pas du tout le critère : on sort entièrement de la rationalité philosophique de l’action et on entre dans une forme de conformisme moral fondé sur les apparences les plus communes et les plus ordinaires. Pour résumer, le scepticisme de la Nouvelle Académie reste de bout en bout, y compris dans le domaine pratique, une entreprise philosophique, alors qu’avec Sextus on sort pratiquement de la philosophie.

Julien Lacaille : Mais alors quand la suspension du jugement peut-elle se faire si on est indéfiniment en recherche ?
Baptiste Bondu : C’est assez compliqué en vérité. J’ai l’impression, plus je lis les textes de Sextus, que la suspension est une sorte d’idéal asymptotique, qui est recherché par le Sceptique parce qu’elle lui permet d’atteindre la sérénité, le calme de l’esprit. Et à chaque fois qu’il cherche à dogmatiser, à dire qu’une chose lui semble plus vraie ou plus fausse, l’effort du sceptique consistera à trouver un argument qui permettra de rétablir l’équilibre dans la mise en suspens parce que c’est à cette seule condition qu’il peut atteindre une forme de sagesse, la sérénité.

Julien Lacaille : De ce fait si on tend indéfiniment, asymptotiquement vers cet idéal,  la sagesse n’est-elle pas un idéal inaccessible ?
Baptiste Bondu : Je tends à penser que Sextus Empiricus est finalement très stoïcien dans sa conception de la sagesse. La sagesse est plus un modèle qu’un état que l’on atteint vraiment. C’est pourquoi le philosophe pyrrhonien est tendu vers la sagesse, vers cet idéal, comme le philosophe stoïcien, plutôt qu’il n’y accède réellement.

Julien Lacaille : Que sait-on de Sextus Empiricus ?
Baptiste Bondu : Pas grand-chose en fait. Quelques notices chez Diogène Laërce qui fait une chronologie des Pyrrhoniens à travers l’histoire et qui permet de le situer à peu près au IIème siècle après J.-C. Mais il est très peu cité par d’autres auteurs, et lui-même ne fait référence qu’à des textes anciens, qui datent pour la plupart du premier siècle avant J.-C.

Julien Lacaille : Il était médecin, je crois…
Baptiste Bondu : Effectivement, il est fortement probable qu’il ait été médecin. Il renvoie à ses propres écrits médicaux qui sont aujourd’hui perdus. Il y a notamment une sorte de polémique autour de la méthode du scepticisme qui semble imprégnée de débats autour de la question de l’empirisme en médecine. Sextus était un nom très fréquent dans l’antiquité et Empiricus est un surnom  qui fait probablement allusion à cette secte médicale, à l’empirisme, lui-même très influencé par le scepticisme pyrrhonien. Mais à part ça, on sait vraiment peu de choses : on ignore où il vivait par exemple. 

Julien Lacaille : Quelle est la place de Sextus Empiricus dans l’histoire du scepticisme antique, par rapport à d’autres philosophes tels Pyrrhon ou Énésidème ? Est-ce qu’il y a une originalité de la pensée de Sextus par rapport à ses prédécesseurs ? 
Baptiste Bondu : C’est quelque chose de nouveau dans la recherche sur le scepticisme antique. Même si déjà, à la fin du XIXème siècle, Victor Brochard, dans son ouvrage [Les Sceptiques grecs] qui a encore une grande valeur aujourd’hui, avait fait une différence entre ces trois figures du scepticisme et dit que le scepticisme de Sextus Empiricus aurait été une forme de précurseur du positivisme ! Mais cette interprétation a été contestée depuis. On en vient aujourd’hui à penser, d’après les dernières études et d’après le recoupement des différentes sources, que Pyrrhon était un philosophe qui s’appuyait sur une métaphysique relativiste, proche d’une forme d’héraclitéisme, une métaphysique anti-aristotélicienne, qui remet en cause le principe de contradiction, donc un point de vue assez ontologique. Pyrrhon aurait été ensuite plus ou moins oublié jusqu’à ce que Énésidème le redécouvre et en invoque l’autorité tutélaire pour critiquer l’académisme qui, pour lui, n’était pas un véritable scepticisme. Énésidème  est donc aller chercher Pyrrhon, mais pour lui faire dire autre chose, qui est non pas un relativisme ontologique mais plutôt un relativisme épistémologique, inspiré également d’Héraclite. C’est très intéressant de voir aussi comment Sextus Empiricus critique lui-même Énésidème  pour son relativisme dogmatique. La position de Sextus-Empiricus apparaît alors comme le plus pur phénoménisme. C’est une philosophie qui essaie de réduire le plus possible l’apparence à ce qu’elle est, c’est-à-dire finalement pas grand-chose, si ce n’est une sorte d’immédiateté.

Julien Lacaille : Et en quoi le phénoménisme de Sextus se distinguerait du phénoménisme des sophistes, d’un Protagoras ou d’un Gorgias par exemple ?
Baptiste Bondu : D’après l’interprétation de Sextus, le phénoméniste des relativistes, et de Protagoras en particulier, n’est pas un véritable phénoménisme, mais c’est un phénoménalisme, en ce sens qu’ils vont  de la relativité des apparences à la relativité des choses, à la relativité de la nature. Pour Sextus Empiricus il y aurait un pas qui serait franchi chez les relativistes, à l’instar de Protagoras, entre les apparences et la nature, et il s’appuie peut-être pour cela sur des textes de Platon, notamment du Théétète, qui montrent que Protagoras se fonde sur une ontologie. La réponse de Platon, qui est de sortir du domaine des apparences, est remplacée chez Sextus par celle qui consiste à dire : il faut rester au contraire au niveau des apparences, parce que c’est le seul niveau que l'on puisse atteindre. En toute rigueur philosophique, c’est la seule chose dont on peut parler.

Julien Lacaille : Comment les autres écoles philosophiques ont-elles reçu les arguments de Sextus-Empiricus ?
Baptiste Bondu : On a en fait très peu d’éléments pour le savoir. Il y a une reprise des arguments sceptiques chez Plotin qui fait penser que Sextus a été lu par les Néoplatoniciens du IIIème siècle, mais il est tout à fait possible aussi que Plotin ait lu Énésidème  ou des Néo-Académiciens. Il ne faut pas oublier que les Néo-Académiciens étaient encore très populaires à cette époque, notamment à Rome. Ce sont eux que critique saint Augustin, lui-même passant par Plotin, donc on peut penser finalement que ce sont plutôt les Néo-académiciens qui étaient critiqués quand Plotin discute les arguments sceptiques. En fait, la postérité de Sextus Empiricus ne vient que beaucoup plus tard, c’est-à dire à la Renaissance, quand Henri Etienne va redécouvrir Sextus Empiricus, le traduire en latin. C’est seulement à partir de ce moment-là que Sextus Empiricus sera lu à travers l’Europe et connaîtra la postérité qu’on lui connaît, à travers Montaigne qui lui-même sera lu par Descartes, Pascal, etc., au point qu’on peut faire de Sextus l’un des fondements de la pensée moderne. Finalement, Sextus Empiricus aura surtout eu des lecteurs modernes, mais pas vraiment à l’époque antique.

Julien Lacaille : Mais justement, comment expliquer qu’après Sextus Empiricus le scepticisme ait disparu ?
Baptiste Bondu : Il est toujours difficile de faire des conjectures historiques sur les disparitions, mais on peut supposer qu’à partir du IIème siècle après J.-C. il y a progressivement une domination de la pensée chrétienne et que le scepticisme – même s’il a été réutilisé par les auteurs chrétiens à l’époque moderne – paraissait trop subversif. Si le néoplatonisme a pu se développer à cette époque, parce qu’il était selon l’expression de saint Augustin une voie vers le christianisme, le scepticisme quant à lui devait apparaître plutôt comme un égarement. Il était associé aux philosophies païennes, et de fait Sextus Empiricus était surtout en dialogue avec le stoïcisme et l’épicurisme, non pas avec des spiritualités de type néoplatonicien.

Julien Lacaille : Pour terminer, quel éclairage nouveau entends-tu apporter à la compréhension de Sextus Empiricus ?
Baptiste Bondu : Un des aspects que je voudrais développer est l’aspect phénoméniste de Sextus Empiricus qui n’a pas été suffisamment souligné jusque-là.

Julien Lacaille : Et il y a le livre de Jean-Paul Dumont sur Le Scepticisme et le Phénomène, tout de même…
Baptiste Bondu : Il y a certes le livre de Dumont, mais celui-ci parle beaucoup plus du phénoménalisme d’Énésidème, c’est-à-dire d’une forme de pensée qui considère qu’il n’y a dans la nature ou dans les choses qu’une seule réalité et que cette réalité, ce sont les apparences. Il donne une vraie épaisseur ontologique aux phénomènes : c’est peut-être le cas chez Énésidème, mais ce n’est pas du tout vrai chez Sextus. J’essaie donc de redonner une place particulière à la philosophie de Sextus Empiricus par rapport aux autres scepticismes et de montrer comment se déploie chez Sextus un scepticisme des apparences original par rapport aux autres pensées hellénistiques, qui sont toutes des pensées des apparences. Donc j’essaie de donner une importance philosophique à des textes qui, chez Sextus, étaient jusque-là considérés comme des témoignages sur d’autres auteurs et de voir comment se dégage un phénoménisme sceptique en travaillant, au sein même du corpus, les autres philosophies hellénistiques, le stoïcisme et l’épicurisme, mais aussi des sophistes comme Protagoras ou la Nouvelle Académie.

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